La proposition d’Alexandre Bleus de penser le Réel comme « bord de la perte de l’objet petit a » ouvre des perspectives vertigineuses pour notre compréhension de la psyché contemporaine. Cette conception topologique, loin d’être une simple abstraction théorique, nous permet de saisir avec une acuité particulière les manifestations les plus aigües de la souffrance psychique actuelle. Les troubles des limites, les pathologies du narcissisme, les addictions – toutes ces expressions modernes de la détresse humaine semblent en effet se jouer précisément à cette frontière où l’Imaginaire tente désespérément de voiler un Réel qui lui échappe invariablement. Cette danse perpétuelle entre le voile et l’abîme constitue peut-être la signature même de notre époque, où la multiplication des écrans et des images ne fait paradoxalement que souligner davantage la présence insistante de ce qui ne peut se montrer.
L’analogie inattendue avec la pensée de Thomas d’Aquin, subtilement glissée dans l’article, mérite qu’on s’y attarde. En évoquant « la contingence, l’immanence et la finitude du sujet », Bleus ne se contente pas d’une simple référence érudite – il nous invite à repenser fondamentalement notre rapport au Réel à travers le prisme d’une théologie négative qui, étonnamment, résonne avec les enjeux les plus contemporains de notre pratique. Comment ne pas voir, en effet, dans les nouvelles modalités de présentation de la souffrance psychique – ces symptômes qui privilégient l’agir au dire – une manifestation de cette négativité constitutive que la théologie médiévale avait déjà saisie ? Les phénomènes psychosomatiques, les pathologies de l’image corporelle, les addictions comportementales apparaissent alors comme autant de points de collision entre un Imaginaire saturé d’images et un Réel qui ne cesse de faire retour, précisément là où on tente le plus violemment de l’évacuer.
Dans notre monde hyperconnecté, où les identités numériques se multiplient et où les avatars virtuels promettent une maîtrise illusoire de notre image, la lecture que propose Bleus du symptôme comme « point de rencontre, voire de collision, entre le Réel et l’Imaginaire » prend une résonance particulière. Les réseaux sociaux, le culte de la performance, les idéologies du développement personnel ne sont-ils pas autant de tentatives désespérées de colmater cette béance constitutive que Lacan n’a cessé de nous désigner ? Mais ces stratégies contemporaines de voilement du Réel se heurtent invariablement à leur propre impossibilité : plus l’image se veut parfaite, plus elle révèle les failles qu’elle tente de masquer. Le symptôme, dans sa dimension de « message chiffré », comme le rappelle justement Bleus en référence à Freud, vient précisément marquer cette impossibilité structurelle.
La position éthique qui se dégage de cette lecture est donc claire : face à l’inflation imaginaire de notre époque et à la promesse techno-scientifique d’une maîtrise totale, la psychanalyse doit maintenir ouverte la question de notre rapport à ce qui échappe fondamentalement à toute image. Il ne s’agit pas d’adapter le sujet à un ordre social qui promet l’impossible comblement du manque, mais de l’accompagner dans sa confrontation nécessaire avec ce Réel qui, comme le souligne Bleus, « vient toujours se replacer au même endroit ». C’est peut-être là que réside la portée la plus profonde de cet article : nous rappeler que la véritable liberté du sujet ne réside pas dans la multiplication des voiles imaginaires, mais dans la reconnaissance de ce qui, structurellement, échappe à toute tentative de capture par l’image.