La généalogie conceptuelle que propose Alexandre Bleus du Réel lacanien constitue une contribution majeure à notre compréhension des fondements philosophiques de la psychanalyse. En mettant en lumière la filiation hégélienne du concept de Réel, tout en soulignant les points de rupture décisifs opérés par Lacan, l’auteur nous offre une cartographie précieuse de ce territoire conceptuel complexe. L’analyse minutieuse de la célèbre formule de Hegel « Le réel est rationnel, et le rationnel est réel » mise en regard avec l’affirmation lacanienne « Le réel, c’est l’impossible » révèle non seulement une continuité théorique, mais aussi une transformation radicale de l’héritage hégélien. Cette tension entre continuité et rupture constitue peut-être l’un des aspects les plus féconds de la pensée lacanienne.
La distinction cruciale qu’opère Bleus entre la structure logique du Réel et le langage mérite une attention particulière. En soulignant que le Réel est « structuré comme un langage » sans pour autant être un langage, l’auteur met en évidence une subtilité théorique souvent négligée dans les lectures superficielles de Lacan. Cette nuance est d’autant plus importante qu’elle permet de comprendre comment le Réel peut à la fois être logique et échapper à toute symbolisation. Contrairement au Logos hégélien qui se déploie dans une rationalité transparente à elle-même, le Réel lacanien se manifeste précisément dans les points de butée de la raison, dans ces moments où la logique elle-même révèle ses propres limites. C’est peut-être là que réside la véritable originalité de Lacan : avoir su transformer la logique hégélienne en une logique de l’impossible, une logique qui inclut sa propre impossibilité comme élément constitutif.
L’introduction de la jouissance comme dimension essentielle du Réel marque le point de rupture le plus radical avec la philosophie hégélienne. En posant la question provocante « pourquoi Lacan introduit-il la Jouissance comme partie essentielle de son Réel ? », Bleus nous invite à réfléchir sur la nature même de la causalité psychique. La réponse qu’il esquisse, suggérant que le Réel serait une « faille symptomatique » au sein de la réalité, ouvre des perspectives fascinantes pour la clinique contemporaine. Elle nous permet notamment de repenser les manifestations les plus énigmatiques de la souffrance psychique – ces symptômes qui semblent défier toute logique apparente – comme des expressions d’une logique plus profonde, celle du Réel lui-même. Dans cette perspective, les symptômes ne sont plus simplement des dysfonctionnements à corriger, mais des points de vérité où se manifeste cette logique paradoxale du Réel.
En fin de compte, l’article de Bleus nous permet de saisir comment Lacan a su transformer l’héritage hégélien pour créer un outil conceptuel parfaitement adapté à la clinique psychanalytique. La conception du Réel comme logique paradoxale, enrichie par la dimension de la jouissance, offre un cadre théorique puissant pour penser les manifestations les plus contemporaines de la souffrance psychique. Qu’il s’agisse des nouvelles formes de symptômes, des modalités inédites de jouissance ou des configurations subjectives émergentes, le Réel lacanien, dans sa dimension logique et paradoxale, continue d’éclairer notre pratique. C’est peut-être là le signe le plus évident de la fécondité de cette transformation théorique opérée par Lacan : avoir su faire du paradoxe même un outil de pensée et de clinique.